Erik Truffaz Quartet en apesanteur

Le dernier album d’Erik Truffaz le voit retrouver la formation musicale avec laquelle il avait enregistré le magistral "Bending New Corners" : Marcello Guiliani (basse), Marc Erbetta (batterie) et Patrick Muller (claviers).
Cette alternance de collaborations pourrait décrire l’univers d’Erik Truffaz : arrêter puis reprendre, respirer, souffler, prendre le temps de se ressourcer quand la fatigue arrive. D’ailleurs, le titre de cet album ("The Walk of the Giant Turtle"), qui est aussi le titre d’un des morceaux, est volontairement un contrepied à l’air ambiant, qui privilégie la vitesse, le gain de temps et la rapidité valorisées à l’extrême et à l’absurde ; ce titre est un éloge de la lenteur, tout comme la musique d’Erik Truffaz.

Les nouveaux morceaux ont été testés sur scène, puis enregistrés en une petite semaine, ce qui explique les sonorités plus brutes, l’atmosphère plus "live", comparé au précédent album "Mantis" ou à la scène jazz traditionnelle. Et quand on demande à Erik à quelle famille de musiciens il se rattache, il préfère répondre qu’il se sent surtout proche d’artistes qui expérimentent ; Julien Lourau pour la "scène" jazz par exemple. Les influences musicales de cet artiste qui affirme vouloir se réincarner en éponge pour pouvoir absorber et rejeter (la phrase est de Woody Allen) sont très éclectiques, allant de Maurice Ravel à Jimi Hendrix, en passant par Brian Eno, la musique soufi ou encore les Rolling Stones. Sans compter les collaborations diverses, très diverses : un coup de trompette derrière Laam, mais promis, jamais il n’ira jusqu’à jouer avec Michel Sardou.

Erik Truffaz discute encore avec des fans et/ou journalistes dans les loges lorsqu’il doit débuter le concert. Bien que son manager s’impatiente, il ne se presse pas, pas le genre de la maison. Son phrasé plutôt lent se retrouve aussi bien dans sa manière de jouer de la trompette que dans sa relation aux autres : il est relax, il prend le temps et ne s’affole pas pour si peu de choses.

Une fois le trompettiste franco-suisse parvenu sur scène, le groupe entame le concert par un morceau de "Bending New Corners", où le phrasé bop d’Erik Truffaz fait merveille. La formation est resserée : la trompette est encadrée par une section rythmique basse/batterie très rock à l’occasion, ainsi que par un clavier, un Fender Rhodes ayant pris la place de synthés plus classiques et apportant une touche plus chaude et rocailleuse, les sonorités s’approchant même parfois d’une bonne vieille guitare rugissante ou de l’ambiance de certains morceaux de Radiohead, influence revendiquée. Erik Truffaz, au centre, joue tête penchée sur son corps, ne faisant qu’un avec sa trompette et jouant avec de multiples pédales d’effets, tel un guitariste soliste. Les notes sont prolongées, ajoutant au sentiment d’apesanteur que procure la musique, rappellant par moment le cool et Chet Baker. La fumée, censée entourée le quartet, est entraînée vers le public par le fort vent, invité permanent du festival, et semble sortir des musiciens eux-mêmes. Ce sentiment aérien est renforcée par un jeu de lumière magnifique.

Le plaisir de jouer des musiciens est palpable, ainsi que celui ressenti par le public, tout du moins celui qui est rentré dans le rythme et le monde d’Erik Truffaz et qui représente une grosse majorité des spectateurs, connaisseurs ou novices. Le lent et majestueux morceau "The Walk of the Giant Turtle" est un moment suspendu, on sent notre rythme cardique ralentir et nos sens entrer en résonance avec le morceau. Bon, ce n’était pas toujours aussi mystique, le morceau suivant étant bien plus rock dans le son, mais tout aussi fascinant. Et puis, pour redescendre sur Terre et avant le rappel, Erik a eu un petit mot pour les intermittents : "Pensez à eux, c’est penser aux concerts" (et inversement).

Comme quoi, le "jazz-rock" peut être autre chose qu’une musique bouche trou et soporifique sur France Info à 4 heures du mat’. Et surtout, il est fascinant de ressentir comment une formation jazz peut assimiler des influences rock et défricher de nouveaux terrains musicaux, à l’opposé totale d’un jazz de révérence et poussiéreux.

Stéphane pour Yaquoi.com.

Posté le 3 août 2003